Médicaments mortels et crime organisé (4)

Après deux billets (Billet 1 et Billet 2) reprenant quelques bonnes feuilles de l’ouvrage de Peter C Gøtzsche Deadly Medicines and organised crime: How Big Pharma has corrupted Healthcare (Remèdes mortels et crime organisé : comment Big Pharma a corrompu les services médicaux – qui sort en français mi avril 2015), après un bref intermède exposant le calcul de Gøtzsche qui estime le nombre de personnes tuées par le Vioxx à 120.000 personnes (Billet 3), voici le 4ème et dernier volet de cette petite série (toutes les citations en italiques proviennent du livre de Gøtzsche).

Liste non exhaustive des mécanismes employés par les laboratoires pharmaceutiques pour tricher, camoufler la vérité, inventer une fausse réalité et vendre, vendre et faire du profit à n’importe quel prix – dont celui du crime de masse.

Garder secrets les résultats des essais cliniques.

Cela peut sembler curieux à un public non averti, mais les résultats des essais cliniques menés par les laboratoires sont le plus souvent gardés secrets. Les organismes comme la FDA (Food and Drug Administration, autorité sur le médicament aux USA) ou l’EMA (European Medicament Agency, l’équivalent de la FDA en Europe) demandent et généralement accèdent aux données non publiques mais ne peuvent en faire part car la législation notamment sur le droit concurrentiel l’interdisent. Cela simplifie grandement le travail des laboratoires qui n’ont ainsi à corrompre que les personnes de ces administrations pour s’assurer que les effets néfastes des médicaments restent bien camouflés.

Élargir les indications

Il s’agit là d’un des graal de l’industrie pharmaceutique. D’abord obtenir l’autorisation de mise sur le marché (AMM) d’un nouveau médicament pour une indication bien précise puis, une fois qu’elle est obtenue, batailler ferme et par tous les moyens, surtout illégaux, pour élargir ses indications et donc la taille de son marché. L’exemple le plus célèbre à ce sujet est certainement celui du Neurontin (laboratoire Pfizer) dont l’AMM avait été obtenue en tant qu’anti-épileptique et qui, quelques années après, était utilisé à 90% dans des indications non approuvées dans son AMM (désordres bipolaires, douleur, migraine, troubles déficitaires de l’attention, syndrome des jambes sans repos, sevrage alcoolique). Cette extension d’indication soutenue par le marketing de la firme était illégal. L’amende, bien qu’importante (430 millions de dollars) était négligeable eu égard à la taille du marché capturé (2,7 milliards de dollars rien que pour 2003).

Transiger avant les jugements

A force de tricher, les laboratoires pharmaceutiques sont régulièrement pris la main dans le sac et poursuivis en justice. La solution est alors de transiger avant le jugement en acceptant de payer des sommes apparemment mirifiques. Sommes qui sont provisionnées pendant le temps de la procédure, temps pendant lequel l’argent gagné par des médicaments incriminés entre à flots. Exemple.

« Les charges pesant contre AstraZeneca étaient d’avoir fait un marketing illégal d’une de ses drogues best-sellers, un antipsychotique du nom de Seroquel, visant les enfants, les personnes âgées, les anciens combattants et les détenus pour des usages non approuvés par la FDA parmi lesquels l’agressivité, la maladie d’Alzheimer, l’anxiété généralisée, le stress post traumatique, les troubles de l’humeur et l’insomnie. » Le chiffre d’affaire de ce médicament, rien que pour l’année 2009 fut de 4,9 milliards de dollars, l’amende globale de 520 millions.

Inventer des maladies qui n’existent pas (disease mongering)

C’est probablement en psychiatrie que ce phénomène est le plus développé. “Les nouveaux diagnostics sont aussi dangereux que les nouveaux médicaments… ils peuvent conduire à traiter des dizaines de millions de personnes avec des médicaments dont il n’ont peut-être pas besoin et qui peuvent leur faire du mal. Les agences de régulation du médicament devraient donc non seulement évaluer les nouveaux médicaments mais également surveiller comment les nouvelles maladies sont créées.

Là comme ailleurs, la corruption des médecins par les laboratoires ne vient qu’accentuer les choses. “La psychiatrie est le paradis de l’industrie du médicament dans la mesure où la définition des troubles psychiatriques est vague et facile à manipuler. Les psychiatres sont donc à haut risque de corruption et, de ce fait, collectent plus d’argent de la part de l’industrie que les autres spécialistes. Et ceux qui touchent le plus ont tendance à prescrire des antipsychotiques aux enfants plus souvent que les autres. »

Financer en masse tout ce qui peut aider Big Pharma

Financer les études cliniques de médicaments, financer les agences en charge de contrôler les médicaments, financer les congrès médicaux : dès que les besoins de ressources coïncident avec une possibilité de favoriser le business des laboratoires, le financement des industriels est là, massif, vite indispensable.

Le budget 2014 de la FDA par exemple, sous le discret nom de User Fees, est financé à hauteur de 2,09 milliards de dollars par des industriels du médicament ou de  l’agro-alimentaire (sur un total de 4,65 milliards de dollars). Cela a commencé en 1992 quand une loi fut été votée pour 5 ans autorisant ce type de financement « pour accélérer » l’approbation des médicaments. Oui, la fameuse FDA dépend maintenant à près de 50% des financements privés de l’industrie.

Plus aucune étude clinique n’est financée de manière indépendante : « En 1980, 32% de la recherche biomédicale aux USA était financée par l’industrie et en 2000 c’était 62%. Aujourd’hui la plupart des essais sont sponsorisés par l’industrie, que ce soit aux USA ou dans l’UE. »

Ne jamais parler risques liés aux médicaments

« Les laboratoires pharmaceutiques ne parlent jamais du rapport bénéfice / risque de leurs médicaments mais de leur efficacité et de leur sécurité. Les mots créent ce qu’ils décrivent et la sémantique choisie est séductrice. Ils vous font penser que cela ne peut être que bon pour vous de prendre les médicaments car ils sont à la fois efficaces et sûrs. Une autre raison pour laquelle les patients et les médecins pensent généralement que les médicaments sont efficaces et sûrs est parce qu’ils croient qu’ils ont été soigneusement testés par les industriels et attentivement filtrés par les autorités de régulation… Mais les médicaments ne sont généralement ni efficaces ni sûrs. Paracelse a établi il y a 500 ans que tous les médicaments sont des poisons et que seule la dose différencie un poison d’un remède. Les médicaments causent toujours du mal. »

innonder la presse médicale grâce à des rédacteurs fantôme

« L’information biaisée provenant d’articles de recherche originaux est propagée en grand nombre dans des revues et articles secondaires, oeuvres de rédacteurs fantômes… La véritable raison de ne pas dire au lecteur qui est l’auteur de ces articles est de faire comme s’ils provenaient d’auteurs acédémiques désintéressés et non pas du sponsoring des firmes. Les articles fantômes sont ensuite cités dans le matériel promotionnel et dans d’autres papiers fantômes comme s’ils apportaient une vérification indépendante prouvant que le remède est efficace, sûr et meilleur que les autres. Ainsi les équipes marketing produisent des articles fantômes qui sont utilisés par ces mêmes équipes marketing, une manière parfaitement incestueuse de tromper les médecins en leur faisant croire que ce qu’ils lisent a été écrit par leurs propres. Les auteurs académiques sont payés pour leur non travail et peuvent recevoir des dizaines de milliers de dollars simplement pour ajouter leur nom à un article qu’ils n’ont jamais vu et qui encense le nouveau médicament de la firme. »

Corrompre les médecins

La corruption est massive et le moyen de base pour agir. Rien qu’au Danemark qui est reconnu comme étant un des pays les moins corrompus au monde, un médecin sur cinq touche de l’argent de Big Pharma d’une manière ou d’une autre. D’innombrables mécanismes sont décrits dans le livre. entre les études bidons visant simplement à entraîner des prescriptions et les rôles de consulting ne servant que de prête nom.

Bon je vous laisse rêver. Tout cela n’est qu’un timide aperçu du problème. Sachez que le livre de Gøtzsche sort en français mi avril 2015 aux Presses de Laval et que sa lecture est bien plus riche que celle de ce rès modeste billet .

A quoi sert la médecine ?

Cela commence par un tweet, cette fois ci- de @docdu16 qui me donne une forte envie de lire The Role of Medicine: Dream, Mirage or Nemesis de Thomas McKeown (1976). Étant donné son titre et le démarrage au 1er décembre prochain de mon DIU de reconversion à la médecine générale, inutile de vous dire que le sujet me happe. Et progressivement m’éclaire. Au point que je ne puis que recommander à tout médecin généraliste ou étudiant en médecine qui se pose des questions existentielles (ce qui devrait logiquement représenter 100% des populations concernées…) la lecture de cet ouvrage – que l’on peut télécharger ici gratuitement. En attendant je vous en livre un résumé subjectif en français. Entre guillemets des extraits traduits par ma pomme.

1- Les facteurs environnementaux sont les déterminants les plus importants de la santé

L’approche de la médecine est essentiellement mécaniste : « Il est supposé que le corps peut être regardé comme une machine dont la protection contre les maladies et ses effets dépend avant tout d’une intervention interne. »

Or cette approche mécaniste est battue en brèche par l’étude historique de l’amélioration de la santé en Grande-Bretagne : « (du milieu du 18ème siècle au milieu du 20ème) l’avance dans la santé ne fut pas liée aux interventions dans le fonctionnement de la machine mais à l’amélioration des conditions dans lesquelles elle opérait. »

Et donc : « Sous des conditions favorables, la grande majorité des gens nés vivants restent en bonne santé. Bien que les influences post-natales (les conditions dans lesquelles opère la machine) soient de type très varié, il est suggéré que c’est à partir de leur identification et de leur contrôle que les espoirs pour la solution des problèmes des maladies courantes se place. Cette approche peut être couronné de succès même si on n’en connait pas les mécanismes ».

Sur le rôle négligeable de la médecine mécaniste au plan historique par rapport aux facteurs environnementaux, l’exemple de la diminution considérable de la mortalité liée à la tuberculose est frappant : la baisse de mortalité date de bien avant l’arrivée de la vaccination par le BCG ou de la streptomycine. Ce n’est pas la partie mécaniste de la médecine qui a permis cette amélioration mais bien les facteurs environnementaux, c’est-à-dire les conditions dans lesquelles opère la machine humaine,

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Je vous passe la discussion sur la recherche des facteurs environnementaux ayant entraîné cette baisse : les historiens ont beaucoup travaillé après McKeown et ont invalidé sa thèse que l’amélioration de l’alimentation était le principal facteur explicatif. Les déterminants ont en fait été multiples, (meilleure alimentation bien sûr mais aussi meilleure hygiène, eau potable, lait stérilisé, baisse de la contamination par baisse de la prévalence, évolution de la pathogénicité du BK, etc.) y compris des évolutions dans l’approche diagnostique et sans que l’on retrouve un facteur dominant clair.

Mais il y a consensus sur un point capital : ce sont bien les conditions dans lesquelles opère la machine humaine qui ont changé et amené une baisse considérable de la morbi-mortalité sur cette période et pas l’approche mécaniste de la médecine (1).

Partant de là, la vision de McKeown est que malgré les progrès de la médecine mécaniste, ces facteurs environnementaux généraux et comportementaux resteront prédominant pour déterminer l’état de santé des gens. Même si ces facteurs évoluent.

« Le principal changement est que, dans les pays développés, les influences comportementales sont désormais plus importantes que les influences environnementales (avec notamment la diminution des infections). Et les maladies déterminées par le comportement humain ne peuvent être contrôlées que par la modification de ce dernier ».

Et sa conclusion, sur l’importance des facteurs environnementaux : « Ceux suffisamment chanceux pour être nés sans problème congénital significatif ni handicap resteront en bonne santé si trois conditions sont réunies : ils doivent être correctement nourris; ils doivent être protégés d’un vaste panel de risques environnementaux; ils ne doivent pas s’éloigner trop des schémas de comportement personnel selon lesquels l’Homme a évolué, par exemple en fumant, en mangeant trop ou en ayant une vie sédentaire. La contribution qui peut être attendue des mesures de soins médical personnel à la prévention des maladies et au décès prématuré figurent en troisième place par rapport à ces influences prédominantes de l’environnement et du comportement. »

Et il enfonce le clou :

« L’objectif d’une santé améliorée est largement illusoire puisqu’avec les changements des conditions de vie on doit s’attendre à voir les problèmes de santé changer mais pas disparaître ». Au moment où l’on prête à l’épidémie d’obésité la responsabilité de 3,3 millions de morts par an dans le monde (2) on reste impressionné par sa vision.

Quel rôle pour les médecins sur les facteurs environnementaux et comportementaux ?

« Il est supposé que nous sommes malades en remis en bonne santé alors qu’il est plus réaliste de dire que nous sommes en bonne santé et sommes rendus malades. Peu de personnes pensent qu’elles portent elles-mêmes une énorme responsabilité pour leur propre santé et les ressources considérables mises en œuvre par les pays développés pour la santé visent essentiellement à traiter les maladies et, dans une moindre mesure, à les prévenir individuellement par la vaccination. »

« Primo, comme les médecins sont plus concernés que tout autre groupe professionnel par la santé humaine, il devraient faire leur affaire de savoir et de faire savoir l’importance relative des influences majeures sur la santé. »

« Secundo, la contribution médicale aux champs de la nutrition et de la santé environnementale, dans lequel les mesures sont pour l’essentiel non personnelles, devrait se situer dans les mains de spécialistes qui devraient être formés à ce sujet. »

« Tertio, la responsabilité qui retombe sur les médecins qui s’occupent de soins personnels est celle d’influencer le comportement de leurs patients pour leur santé. Ayant bien assimilé les déterminants de la santé, le médecin peut se dire avec beaucoup de justesse : en poursuivant l’objectif essentiel qui est de prévenir la maladie et la mort prématurée, je peux souvent faire plus pour mes patients, particulièrement pour les jeunes, en les persuadant de modifier leurs habitudes qu’avec quelque médication que je puisse offrir. »

Ce qui n’est pas forcément simple :

« Nos habitudes commencent communément par des plaisirs dont nous n’avons aucun besoin et se terminent en besoins qui n’apportent plus aucun plaisir. »

2 – l’importance croissante des soins d’accompagnement

La deuxième observation essentielle de McKeown est celle de l’importance de plus en plus énorme, en 1976, des problèmes médicaux liés à l’âge, problèmes qui sont d’une nature spécifique.

« Il y a clairement un champ considérable pour la prévention des maladies du dernier type (bronchite chronique, maladie coronarienne, certains cancers) et pour leur correction ou leur guérison par des traitements médicaux. Mais quoiqu’il en soit, on ne peut pas s’attendre à ce que l’augmentation de l’espérance de vie soit importante et les personnes âgées qui survivront au traitement (d’un cancer ou d’une maladie cardiaque par exemple) ne seront pas en général remis en pleine santé. De ce fait, une proportion large et croissante du travail médical pour les personnes âgées consistera en des soins prolongés à des patients diminués au plan intellectuel et/ou physique ».

Autrement dit :

« Le diagnostic d’un cancer incurable est nécessaire, mais cela ne satisfait qu’une quantité très restreinte des besoins du patient pour les mois ou les années qui vont suivre. Et bien que la plupart des gens finissent leur vie sans période d’incapacité, nombreux sont ceux qui apprécient l’attention médicale dans cette dernière phase. Et particulièrement leurs proches. »

« Les médecin doivent considérer que les soins prolongés et terminaux sont une partie aussi importante et gratifiante de leur activité qui ne devrait pas être transmise à d’autres personnes ou institutions. Pour les patients et leur proches, la contribution médicale à la fin de la vie est aussi significative que les tentatives faites à un stade plus précoce pour la protéger ou la prolonger. »

3 – Conclusion

« Dans le sens le plus large, le rôle médical se situe dans 3 secteurs : la prévention des maladies au travers de mesures personnelles et non personnelles; le soins aux malades avec les investigations et les traitements; et le soins aux malades qui ne requièrent pas d’intervention complexe. L’intérêt médical se concentre sur le deuxième secteur et dans une moindre mesure sur la prévention par immunisation. Les deux autres secteurs sont relativement négligés. »

« Le déterminant immédiat de l’intérêt traditionnel est la demande aigüe de soins du patient et le souhait du médecin d’y répondre. Mais cette approche repose sur un modèle conceptuel dont le fondement est que la santé dépend principalement  de l’intervention personnelle basée sur la compréhension de la structure et du fonctionnement du corps et du mécanisme des maladies. Ce concept n’est pas en accord avec l’expérience passée et l’examen des déterminants de la santé humaine suggère que le même genre d’influence risque d’exister dans le futur avec, dans les pays développés, une prédominance des facteurs comportementaux. »

J’ai mis en référence un article du Lancet (2) sur une vaste étude des causes de maladies au sens McKeownien du terme si je puis l’exprimer ainsi. J’y reviendrai sans doute dans un prochain billet. Mais la lecture de cet article et notamment celle des tableaux 3 et 4 montre que la vision de McKeown sur les déterminants environnementaux et comportementaux dans la santé est complètement visionnaire.

Et pour synthétiser :

« Ce dont il y a besoin est un ajustement de l’équilibre de l’intérêt et des ressources entre les 3 domaines de services vus plus haut. Il est essentiel de donner suffisamment d’attention aux influences personnelles et non personnelles qui sont les déterminants majeurs de la santé : à la nourriture et à l’environnement qui devraient être le fait de spécialistes et au comportement personnel qui devrait concerner tous les médecins praticiens. Dans le domaine du soin personnel, la réalisation du diagnostic et du traitement des situations aiguës ne devraient être regardés que comme le commencement d’une responsabilité qui continuera aussi longtemps que le patient ne sera pas bien. Et les distinctions arbitraires entre différents types de patients (aigu, chronique, mental, subnormal, etc.) devraient disparaître. »

Le rôle de la médecine peut in fine se concevoir comme ceci : « nous assister à venir au monde en sécurité et à le quitter confortablement et, pendant la vie, protéger les bien-portants et soigner les malades et les invalides. »

La controverse au sujet des travaux de McKeown ne retire rien à sa clairvoyance sur l’évolution de la santé et de la médecine ni à son humanisme profond.

1 – The McKeown Thesis: A Historical Controversy and Its Enduring Influence. Am J Public Health

2 – A comparative risk assessment of burden of disease and injury attributable to 67 risk factors and risk factor clusters in 21 regions, 1990—2010: a systematic analysis for the Global Burden of Disease Study 2010 – The Lancet