Préambule
Peter C Gøtzsche est un membre éminent de la Collaboration Cochrane, organisation à but non lucratif créée à Oxford en 1993 par Iain Chamlers, née de la frustration, courante chez de nombreux chercheurs, de voir que la plupart des recherches médicales sont biaisées et de piètre qualité. Il est le fondateur du bureau danois de cette organisation et a publié de nombreux articles et plusieurs livres parmi lesquels :
Deadly Medicines and organised crime: How Big Pharma has corrupted Healthcare (Médicaments mortels et crime organisé : comment Big Pharma a corrompu les services médicaux)
Ce livre plein d’humanité et d’intelligence décrit par le menu l’immense système de corruption mis en place par les laboratoires pharmaceutiques pour vendre des médicaments inutiles, dangereux et chers. Outre de nombreux exemples documentés, il s’attache à décrire les mécanismes de tricherie et de corruption largement employés. Je ne peux que recommander sa lecture mais, sachant que le temps disponible et la lecture en anglais ne sont pas nécessairement l’apanage de tous, je me propose, au fil de l’eau, d’en traduire quelques bonnes pages, me concentrant sur les mécanismes plus que sur les histoires.
Note d’avril 2015 : le livre est maintenant paru en français sous le titre « Remèdes mortels et crime organisé, comment l’industrie pharmaceutique a corrompu les services de santé »
Pour vendre un médicament, pas besoin de prouver qu’il est meilleur
A la fin des années 70, en parallèle de ses études de médecine, Gøtzsche travaille pour le laboratoire Astra-Syntex comme responsable des essais cliniques et des demandes d’enregistrement pour les nouveaux médicaments.
« La survie d’Astra-Syntex dépendait d’un seul médicament, le naproxène (Naprosyn), un anti-inflammatoire non stéroïdien (AINS) utilisé dans l’arthrite. Je réalisai plusieurs essais avec ce médicament et, chemin faisant, me rendit compte que je ne restais pas immunisé contre l’influence de la société. Il y avait beaucoup d’AINS sur le marché, mais d’une certaine manière vous devenez tellement habitué à l’idée que votre médicament pourrait être meilleur que les autres que vous finissez par penser qu’il est meilleur, juste comme si c’était votre enfant. Une des raisons qui fait que le marketing des médicaments est si efficace tient à ce que les vendeurs sont convaincus qu’ils proposent un très bon médicament.
Une indication très claire de ma naïveté apparut lorsque je demandais au siège européen à Londres pourquoi on ne conduisait pas un essai comparant le naproxène avec un simple analgésique comme le paracétamol, par exemple dans les blessures sportives. Le directeur médical m’expliqua alors gentiment qu’ils n’étaient pas intéressés par un tel essai mais sans jamais me dire pourquoi, alors même que je réitérais ma question à plus d’une occasion. La raison était bien sur qu’un tel essai aurait pu montrer qu’un analgésique beaucoup moins cher était tout aussi efficace alors que par-dessus le marché on savait déjà que le paracétamol était bien moins dangereux que le naproxène.
Pour leurrer les gens et leur faire préférer le naproxène au paracétamol il était donc nécessaire de donner aux médecins l’impression que le naproxène était bien plus efficace et ce sans avoir aucune donnée pour le montrer.
L’astuce était simple : donner des arguments théoriques. C’est un puissant outil marketing – bien que les arguments tiennent rarement la route. Dans les manuels de pharmacologie, le naproxène est décrit comme ayant des propriété anti-inflammatoires avec l’argument clé qui donne à peu près ceci : quand vous avez une blessure sportive, il y a une blessure tissulaire et une inflammation avec de l’œdème et il est important de diminuer l’inflammation pour accélérer la guérison…
Il y a deux ans la télévision danoise a fait un point sur l’usage très répandu des AINS dans les clubs de football professionnels pour toutes sortes de douleurs. Le statut de médicament sous prescription n’était pas une gêne car les médecins du sport les fournissaient en abondance, laissant les footballers en prendre autant qu’ils en voulaient même sans demander.
Dans les années 80, je fus approché par un rhumatologue qui s’occupait de l’équipe national de football du Danemark. Il voulait savoir si le naproxène était meilleur que l’aspirine pour les blessures sportives. L’aspirine est aussi un AINS – le plus ancien et le moins cher – mais il est souvent utilisé à des doses faibles pour lesquelles il est assumé ne pas avoir d’effet anti-inflammatoire mais simplement un effet antalgique. Nous réalisâmes l’essai en utilisant de faibles doses d’aspirine et, malgré les préoccupations de mes supérieurs londoniens, mais juste comme ils l’avaient prédit, il n’y eut pas de différence significative entre les deux drogues.
Je me suis toujours demandé comment il était possible de dire que les AINS avaient des effets anti inflammatoires ou si c’était seulement un stratagème marketing. Si une drogue possède un effet analgésique, cela entraînera une mobilisation plus rapide ce qui devrait conduire à une baisse de l’œdème. J’ai souvent discuté cette question avec des rhumatologues mis je n’ai jamais eu de réponse satisfaisante.»
Entre un effet non significatif et un effet significatif il n’y a qu’un pas assez facile à franchir
Je ne sais pas pour vous mais moi je n’ai jamais rien compris à ces histoires de P dans les statistiques médicales. Jusqu’à ce que je lise ces quelques lignes pleines d’enseignement.
« Si l’on traite des patients en soins primaires avec un antidépresseur pendant 6 semaines, environ 60% vont s’améliorer. Si l’on traite les patients avec un placebo identique à la pilule active, 50% vont s’améliorer. Et si on ne traite pas les patients et qu’on les revoit 6 semaines plus tard, nombre d’entre-eux se seront également améliorés. Nous appelons cela la rémission spontanée de la maladie ou son cours naturel. Ainsi il y a 3 raisons principale pour lesquelles un patient peut se sentir mieux après avoir été traité avec un médicament : l’effet du médicament, l’effet placebo et le cours naturel de la maladie.
Nous avons randomisé 400 patients en deux groupes de 200 (pour l’évaluation d’un traitement anti-dépresseur). 121 patients sur 200 (60,5%) se sont améliorés avec le médicament actif et 100 patients sur 200 avec le placebo. Devrions-nous alors croire que le médicament est meilleur que le placebo ou est-ce que la différence observée aurait pu se produire par chance ? On peut répondre à cette question en se demandant avec quelle fréquence on observerait une différence de 21 ou plus patients améliorés, en répétant l’étude plusieurs fois, si la vérité était que la drogue n’a pas d’effet.
C’est là que les statistiques sont si utiles. Un test statistique calcule une valeur P qui mesure la probabilité d’observer une différence de 21 patients ou plus si le médicament ne marche pas. Dans notre cas P = 0,04 ou 4%. La littérature médicale est pleine de valeurs de P et la tradition est que si P est inférieur ou égal à 0,05 ou 5% on considère que la différence est significative et on choisit de croire que la différence que l’on trouve est réelle. P = 0,04 signifie que si l’on répétait les études cliniques de nombreuses fois et que le médicament ne marchait pas, on observerait une différence de 21 patients ou plus dans seulement 4% des cas.
Si deux patients de moins s’étaient améliorés avec le médicament actif, donc 119 au lieu de 121, la différence aurait été à peu près la même, de 19 patients au lieu de 21, mais la différence n’aurait alors pas été statistiquement significative (P = 0,07).
Ce qui est illustré ici c’est que bien souvent la preuve qu’un traitement fonctionne ne repose que sur quelques patients même si, comme dans cet exemple, il y avait 400 patients, ce qui est un essai raisonnablement large pour une étude sur la dépression. Il n’y a donc pas besoin d’un biais très fort pour convertir un résultat non significatif en résultat significatif. Parfois les chercheurs ou les sociétés réinterprètent ou réanalysent les données après avoir trouvé une valeur de P > 0,05 jusqu’à ce qu’ils arrivent à une valeur inférieure ou égale à 0,05, par exemple en décidant que quelques patients de plus se sont améliorés sous traitement, ou quelques patients de moins sous placebo, ou en excluant quelques patients de l’étude. Ce n’est pas une approche scientifiquement honnête, mais les violations des bonnes pratiques scientifiques sont très courantes.»
Mais même sans manipulation, l’écart entre résultat significatif et résultat non significatif se décide sur des nombres de patients tellement petits que le moindre grain de sable vient fausser les choses. Par exemple si l’étude n’est pas complètement en double aveugle.
« Si la mise en place du double aveugle n’est pas impeccable, on peut s’attendre à ce que l’effet rapporté d’une drogue soit exagéré quand le résultat est subjectif comme par exemple pour l’humeur générale ou la douleur. Est-ce que le double aveugle est souvent faussé ? Assez souvent en réalité, et cela pour deux raisons :
Premièrement, des essais qualifiés de double aveugle peuvent ne pas avoir été « aveuglés » dès la mise en place. Par exemple des chercheurs qui ont réalisé 6 études en double aveugle pour des antidépresseurs ou des tranquillisants ont noté que dans tous les cas les placebo étaient différents du médicament actif en termes de propriétés physique, c’est-à-dire la texture, la couleur et l’épaisseur. Deuxièmement, même si le médicament et le placebo sont indistinguables physiquement, il est souvent difficile de maintenir le secret pendant l’essai parce que les médicaments ont des effets secondaires, par exemple les antidépresseurs entrainent des sécheresses de la bouche.»
Très peu de patients bénéficient du traitement qu’ils prennent
Pour finir ce premier billet, sortons de la statistique abstraite pour revenir dans la réalité des patients que l’on traite – ou que l’on pense traiter – avec toujours ce même exemple.
« Une manière commode de se rendre compte que peu de patients vont bénéficier des traitements qu’on leur donne – même si vous décidez de croire à la valeur faciale des résultats des études – est de convertir le taux d’amélioration en Number Needed to Treat (nombre de patients à traiter). C’est l’inverse de la différence du risque. Ainsi, si nous croyons que 60% des patients qui reçoivent un traitement antidépresseur s’améliorent et qu’ils sont 50% à le faire sous placebo, le NNT est de 1/(60%-50%) =10.
Cela signifie que pour chaque 10 patients que l’on traite avec un antidépresseur, un seul va en tirer bénéfice …/… Mais c’est en fait bien pire, pas seulement à cause du manque effectif de fonctionnement en double aveugle mais aussi parce que le 10% de différence provient d’études réalisées par des industriels qui ont été soigneusement mise au point pour recruter des patients susceptibles de répondre favorablement (ce sera l’objet d’un autre chapitre). En pratique réelle, le NNT est bien plus grand que 10.»
Même si on conserve « la valeur faciale » de 10, cela signifie qu’ en fait 9 patients sur 10 vont guérir soit du fait du cours naturel de la maladie, soit de l’effet placebo, par contre ils auront tous la possibilité de profiter, le cas échéant, des effets secondaires.
Bon, c’est l’heure de mon Seroplex.
… A suivre
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Juste pour vous signaler qu’une version française de cet ouvrage sera lancée par Les Presses de l’Université Laval, au prochain Salon International du Livre de Québec qui se tient à Québec, dans la deuxième semaine d’avril prochain. Le titre est Remèdes mortels et crime organisé. Comment l’industrie pharmaceutique a corrompu les services de santé. ISBN 978-2-7637-2223-8
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Excellente nouvelle. Savez-vous s’il sera dispo en France ? En Kindle ?
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Oui, il sera disponible en Europe puisqu’il est co-édité par un éditeur français. Il existe aussi en format électronique directement accessible à partir site web des PUL.
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A titre de complément d’information, j’ai relaté une partie des dérives de la médecine conventionnelle dans les trois premiers chapitre de mon livre (2012) avec des éléments indéniables (sources indiscutables) ; voici le lien direct (PDF) : http://www.retrouversonnord.be/Quand_les_therapeutes_derapent_Medecine_conventionnelle_Copy.pdf
Baudouin Labrique, psychothérapeute et épistémologue
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Je ne connaissais pas votre ouvrage et je vais me le procurer. Merci de me l’avoir signalé. Tel que prévu, la version française de l’ouvrage de Gøtzsche est parue au Salon International du livre de Québec, la semaine dernière.Il est co-édité par Hermann et disponible en version électronique sur le site web des Presses de l’université Laval.
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Merci, je vais lire cela attentivement
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