Vendredi 19h. Moussa arrive. J’ai senti au téléphone qu’il fallait le voir aujourd’hui. Le cabinet est vide, la semaine est terminée, j’ai tout mon temps.
Il sort de l’hôpital de jour et m’apporte le compte rendu pour que, comme chaque fois, je lui (ré)explique les choses. Non pas qu’on ne lui dise rien là-bas, mais parce qu’il veut comprendre le mieux possible, peut-être aussi parce qu’il veut la version du médecin auquel il a accordé sa confiance.
Notre premier contact remonte à un peu plus de deux ans, au tout début de mon installation. La médecine du travail lui avait détecté une hyperglycémie. C’était la première fois que je devais prendre en charge un diabète 2 débutant et j’ai préféré l’adresser en hôpital de jour dans un grrrand CHU parisien. Il en est revenu terrorisé, avec l’équation diabète = maladie mortelle imprimée profondément, un bilan montrant une absence de complications, un lecteur de glycémie, l’instruction de s’auto-mesurer 5 fois par jour, une dose de metformine qui lui donnait mal au ventre et une feuille de conseils hygiéno-diététiques détaillés. Il ne sait pas lire Moussa.
Je lui ai demandé s’il savait à quoi servaient les auto mesures, il n’en avait pas la moindre idée. Moi non plus. Je lui ai dit d’arrêter, que son diabète était peu important et que l’on avait pas besoin de ça pour le suivre. Au fil du temps j’ai tenté de dédramatiser la situation, de lui expliquer que le suivi du taux de sucre ne constituait qu’une facette d l’histoire, que ce qui comptait surtout c’était la surveillance des complications possibles, qu’on allait s’en occuper, qu’on avait le temps, que si on le surveillait bien ça devrait aller, on pourrait détecter les complications à temps, agir. Je lui ai parlé de cœur, de reins, d’artères, de nerfs, je lui ai expliqué comment on surveillait cela. J’ai exploré avec lui comment, alors qu’il vit en foyer, que sa base alimentaire est constituée de mil et de riz (qu’on lui avait interdit), il pouvait se mettre plus en phase avec les sacro-saintes règles hygiéno-diététiques, etc. J’ai cherché à lui faire comprendre les vrais enjeux du suivi de son diabète, je continue.
Quelques mois plus tard il est venu me voir pour autre chose. Il avait passé deux mois au Mali, avec sa femme, ses enfants, sa famille, ses amis. Il avait constaté alors qu’il n’avait plus d’érections. Complication possible du diabète certes, mais je lui ai fait réaliser un bilan quand même. Et découverte d’une hyperprolactinémie majeure conduisant à l’identification d’un gros macroprolactinome (une tumeur non cancéreuse ou adénome située à la base du cerveau au niveau de l’hypophyse), pris en charge comme il se doit dans un grrrand CHU parisien. La nouvelle l’avait abasourdi. Je ne suis pas sûr que je savais répondre aux questions qu’il se posait, à peine à celles qu’il me posait. La cabergoline qu’on lui avait prescrite semble un traitement efficace et l’on peut espérer une guérison. Mais lui savait surtout qu’il avait une tumeur dans la tête. Il avait sans doute accepté l’idée que ce n’était pas un cancer mais restait d’autant moins convaincu de sa guérison possible qu’au fil du suivi en hospitalisations de jour le volume de l’adénome diminuait à peine. Les chiffres il les lisait bien. Et pour ce qui concerne le retour des érections il ne pouvait pas se prononcer tant qu’il n’aurait pas revu sa femme.
Doit-on les attribuer à son anxiété, à la prise de médicaments en tous cas il s’est par la suite mis à se plaindre de douleurs digestives telles que je l’ai adressé pour une fibroscopie gastrique. J’ai reçu le compte rendu d’anapath la semaine dernière. Mon correspondant avait ajouté au stylo qu’il allait reconvoquer Moussa pour mettre en place le suivi de la métaplasie gastrique qu’il avait détectée.
Il est 19 h. Dans son boubou impeccable, une écharpe bleu délavée autour du cou faisant ressortir son regard clair, Moussa est là. Il me donne le CR de son bilan endocrinien en hospitalisation du jour même (alors là chapeau le grrrand CHU) et son ordonnance de sortie. L’adénome continue de diminuer doucement mais il a développé, du fait de cette tumeur, une insuffisance hypophysaire. Il doit dorénavant être supplémenté avec deux hormones : du cortisol et des hormones thyroïdiennes. Pire : sa production de cortisol étant insuffisante, en cas de situation d’urgence et d’impossibilité d’avaler des comprimés, il faut lui injecter de la cortisone. Il doit partir bientôt au Mali. Cela l’inquiète beaucoup. Comment fera-t-il là-bas s’il a besoin d’injections ? Combien emporter de doses ? Comment savoir quand il faut réellement augmenter les doses de cortisone ? Il me montre la carte européenne d’urgence qu’on lui a remis et qu’il doit dorénavant garder constamment sur lui. Il ne peut pas la lire mais le visuel ne fait pas place au doute : il est en danger.
Même si on lui a plutôt bien expliqué les choses à l’hôpital, il faut recommencer, s’assurer qu’il comprend bien, le rassurer sans minimiser l’importance de cette supplémentation. Je ne pense pas y arriver mais on cause, on clarifie, on répète, on essaye de rester très concret, ça le fait cheminer, c’est déjà ça, on continuera.
C’est alors il me demande de lui expliquer les résultats d’anapath de sa biopsie gastrique. Il est convaincu d’avoir un cancer de l’estomac. Ce n’est pas le cas mais oui il y a un risque de transformation de la métaplasie gastrique en cancer, c’est pour cela qu’il va falloir organiser un suivi, un de plus. Je ne peux pas lui expliquer les choses sans prononcer le mot de cancer. J’essaie de tourner autour du pot mais il faut bien. C’est le mot qu’il a en tête, si je ne le prononce pas, si je ne le situe pas comme il faut je ne vais que compliquer les choses. Moussa comprend très bien je pense mais me croit-il ? Et s’il me croit est-ce que cela change vraiment son ressenti, son appréhension de sa situation globale ? A une situation complexe et lourde s’ajoute le poids d’une nouvelle situation complexe.
Je sens bien que devant ce cumul comme il le nomme lui-même, mes tentatives pour calmer son anxiété sont maladroites. Parce que c’est un fait qu’il cumule Moussa, un diabète, un macroprolactinome, une insuffisance hypophysaire, une métaplasie gastrique pouvant se transformer en cancer… et … ah oui, une hépatite B chronique comme il me le rappelle, comme tant d’africains.
« Vous comprenez docteur je cumule des maladies qui ne sont pas guérissables, ça fait vraiment beaucoup ».
Le paradoxe c’est qu’en dehors de ses difficultés d’érection qui ne le gênent pas plus que ça au quotidien en France, il va bien Moussa, il se sent physiquement bien, il n’a pas de symptômes particuliers. Mais il est inquiet. Il cumule trop. Sa vie a basculé.
« Je ne veux pas mourir ici docteur, je veux mourir chez moi. Ici je n’ai personne. Avec tout ce que j’ai ça ne peut pas durer très longtemps. J’ai déjà prévenu mon fils aîné, il sait que je suis gravement malade. Alors il y a une chose que je voudrais vous demander docteur c’est de pouvoir compter sur vous quand ce sera la fin. Quand vous saurez que c’est fichu, qu’il n’y en a plus pour longtemps, dites le moi, prévenez-moi pour que je puisse rentrer chez moi. Parce qu’ici je n’ai rien, personne, je ne veux pas mourir ici. »
Il peut compter sur moi bien sûr, si tant est que je sois un jour capable de fournir avec précision un tel pronostic. L’accord est scellé par le regard.
Il est 19h30. Je lance les télétransmissions, baisse mes volets, range mon bureau. Nous échangeons des banalités. Nous sortons ensemble. Nous nous saluons sur le pas de la porte.
Bon week-end Docteur
Bon week-end Moussa