Déconstruction d’une manipulation

(CORRECTIF de janvier 2017 : l’INCA a changé depuis quelques semaines sa page d’introduction. Le lien cité plus loin conduit maintenant à une introduction beaucoup plus nuancée dans laquelle on peut constater que tout ce qui était dénoncé dans ce billet a disparu. On progresse !)

Copie d’écran le 25/01/2017img_2126

La propagande en faveur du dépistage du cancer du sein ne s’embarrasse pas de nuances. Le message est simplifié à l’extrême, tape fort et manipule sa cible avec un art consommé. En partant du message que l’on retrouve en haut de la page “dépistage du cancer du sein” de l’Institut National du Cancer, autrement dit du message qui représente la parole officielle de chez officiel, celle dont les multiples sous-propagandistes s’inspireront pour leur propre communication, je vais vous montrer à quel point la tromperie est grande, orientée vers un seul but quels qu’en soient les moyens : entraîner le plus de femmes possible à participer au dépistage organisé.

Pour cela je m’en vais déconstruire le message clé capté ici en octobre 2015 (et qui était encore le même en octobre 2016 mais a disparu désormais)

Copie d’écran le 7 octobre 2015 :

Copie d'écran sur le site de l'INC le 7/10/2015

Ce petit texte constitue un remarquable exemple de manipulation. Pas un mot, pas un chiffre qui ne soit pesé et soupesé pour délivrer sans nuance un message que l’on pourrait reformuler ainsi : “Femmes de 50 à 74 ans, il est recommandé de participer au dépistage organisé pour guérir super bien 9 fois sur 10 du cancer du sein qui sinon est super mortel . C’est en tous cas ce que je comprend quand je lis ce message. Détaillons.

MANIPULATION #1 – Détecté ou dépisté ?

Dans le premier paragraphe on ne pouvait décemment pas écrire : “Pourtant grâce au dépistage organisé, ce cancer peut-être guéri dans 9 cas sur 10” parce que cela aurait été trop énorme. En effet, le taux de guérison du cancer du sein des femmes participant au dépistage et celui de celles n’y participant pas sont identiques ou très proches (les études ne sont pas toutes d’accord). Alors on a rusé. On a écrit : “Pourtant, s’il est détecté tôt, ce cancer peut-être guéri dans 9 cas sur 10”. Ce qui est plus difficile à critiquer (mais quand même critiquable nous le verrons plus loin). La subtilité étant de faire apparaître une assimilation de sens entre détecter tôt et dépister (qui est confirmée par le titre et le second paragraphe), mais formellement l’honneur est sauf. On n’a pas écrit que le dépistage organisé permettait de guérir 9 cancers sur 10. Mais c’est ce que tout le monde a compris.

MANIPULATION #2 – Le meurtrier

Le plus meurtrier des cancers. En voilà une belle expression.

D’abord le mot : un meurtrier est un tueur, un tueur c’est quelqu’un qui tue. Il est assez difficile d’imaginer un mot plus fort pour effrayer la destinatrice du message. Attention un meurtrier rôde dans les parages. Rentrez chez vous Madame, fermez portes et volets, n’ouvrez à personne sauf aux mammographeurs qui vérifieront s’il ne se cache pas dans vos seins ! Ayez confiance, tout est prévu.

Mais cela ne pose pas q’un problème de vocabulaire : ce cancer est non seulement meurtrier mais il est “LE PLUS meurtrier”. Je ne sais pas ce que ça veut dire pour vous mais pour moi le plus meurtrier c’est le plus dangereux, celui qui quand il t’attaque il te rate pas, celui qui te tue à peu près à tous les coups. C’est clair, si j’ai un cancer du sein je suis mort (je devrais écrire morte mais bon je suis un mec).

Or un document du même Institut National du Cancer à destination des professionnels de santé, plus nuancé, précise : D’autres facteurs rendent par ailleurs difficile l’estimation de l’impact du programme de dépistage depuis qu’il a été généralisé : il s’agit notamment du bon pronostic de la maladie, de l’efficacité croissante des traitements, de l’accès facilité aux thérapeutiques, de la modification des facteurs de risque dans le temps et de l’introduction progressive et à un niveau variable du dépistage dans les départements.

Vous avez bien lu : bon pronostic de la maladie, cela signifie qu’on en guérit bien. Vous avez bien lu : les traitements sont de plus en plus efficaces. C’est ça le plus meurtrier des cancers ? Celui dont on guérit bien ?

Là encore la manipulation fonctionne : oui le cancer du sein est le cancer qui tue le plus de femmes parce que c’est le cancer le plus fréquent. Il est même très très fréquent et c’est un vrai problème que cette fréquence. Aucun doute.

Il y a deux manières d’entendre LE PLUS meurtrier. Soit il tue beaucoup de monde parce qu’il est très fréquent mais pas très mortel, soit il tue beaucoup de monde parce qu’il est très mortel mais pas très fréquent. Soit les deux je vous le concède mais ça n’est pas le cas. Comme on nous dit déjà que c’est le plus fréquent, LE PLUS meurtrier signifie donc qu’il est très mortel. Ce qui n’est pas vrai.

En résumé, je ne vais pas sentir les choses de la même manière si on me dit :

  • cette maladie est très fréquente MAIS PAS très dangereuse que si on me dit (vrai)
  • cette maladie est très fréquente ET très dangereuse (faux mais implicite dans le slogan)

MANIPULATION #3 – Pas de risque

Le dépistage présente des risques, le moindre n’étant pas celui de perdre un sein alors que le cancer “détecté” n’aurait pas été mortel. La manipulation ici est basique : l’idée même qu’il puisse y avoir un risque lié au dépistage est absente. Rien . Néant. Nada. Ce n’est même plus de la manipulation c’est du mépris.

MANIPULATION #4 – Guérison ou rémission ?

Au fond qu’est-ce que cela signifie exactement “guéri 9 fois sur 10” ?

Quand on parle de cancer on ne parle pas de guérison, on parle de rémission. Par exemple si 10 ans après la détection de mon cancer je suis toujours vivante, je suis en rémission et on peut me considérer comme guérie (10 ans est la période la plus couramment retenue, probablement celle retenue par les auteurs du slogan). Pour faire des études statistiques précises, on utilise la notion de survie ou de rémission dans un certain délai. Au moins on est sûr de ce dont on parle parce que sinon il est très difficile de dire si quelqu’un est complètement guéri de son cancer. On emploie ensuite abusivement le terme de guérison à la place de rémission à 10 ans. Cela a l’air anodin mais ça ne l’est pas du tout.

Imaginons deux femmes qui ont exactement le même cancer d’évolution assez lente qui a débuté exactement au même moment de leur existence à 57 ans et dont le pronostic est malheureusement fatal. Comme on peut le voir sur le schéma ci-après (inspiré de Gigerenzer), on considérera que la femme ayant participé au dépistage systématique est en rémission au bout de 10 ans (et donc guérie pour les statistiques) alors que l’on considérera que celle qui n’a pas été dépistée mais dont le cancer n’a été découvert que lorsque des signes l’ont révélé – et donc beaucoup plus tard – n’est pas guérie car elle décède au bout de 3 ans. On dira donc que grâce à la détection précoce les cancers  guérissent mieux. C’est vrai, mais pas toujours. C’est connu, cela s’appelle le « Leadtime bias » et a été bien décrit par Gigerenzer.

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MANIPULATION #5 – 9 sur 10 quoi ?

La force de conviction d’un chiffre comme “9 sur 10” est très grande. Si je dois jouer à un jeu de hasard pour lequel on gagne 9 fois sur 10, alors pas de doute, je tente ma chance. C’est bien sûr une des raisons qui a fait retenir ce chiffre : parce qu’il est frappant.

Or il pose un autre problème : celui de sa classe, c’est à dire de ce à quoi il se rapporte. Et si on creuse cette question on réalise que la manipulation est costaud.

Pour bien comprendre, imaginons que ce chiffre signifie bien ce que l’on entend, ce que l’on essaye de nous faire percevoir mais, au lieu de rapporter les guérisons au nombre de cancers, rapportons les au nombre de femmes participant au dépistage organisé en tenant compte du nombre de cancers dépistés (source La Revue Prescrire) :

  • Sur 1000 femmes qui suivent le dépistage organisé de 50 à 74 ans, on détectera un cancer chez 75 d’entre elles et 68 femmes sur 1000 (9/10ème de 75) seront guéries grâce à la détection précoce.

Vous me suivez hein. La partie soulignée de la phrase donne exactement les mêmes informations que le slogan mais elle se rapporte à la population réelle.

A partir de là comparons deux formulations très très proches mais aux chiffres très très différents.

  • le slogan nous dit : grâce à la détection précoce, 68 femmes sur 1000 échappent à la mort par cancer du sein
  • la réalité nous dit : grâce au dépistage organisé entre 0 et 6 femmes sur 1000 échappent à la mort par cancer du sein.

MANIPULATION #6 inclure le surdiagnostic dans les guérisons

Un certain nombre de cancers du sein ne donneront jamais de symptômes et les femmes qui en sont atteintes mourront d’autre chose. C’est le fameux surdiagnostic. Ces cancers en quelque sorte guérissent tout seuls. Or ils sont inclus dans les « 9 guéris sur 10 ». Regardons le schéma suivant inspiré de Gigerenzer et réalisé avec les chiffres de la Revue Prescrire.

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Précision sur le schéma : en réalité parmi les 43 + 19 femmes indiquées en rémission, 4 seront décédées au bout de 10 ans mais d’une autre cause que le cancer du sein. Je ne les ai pas illustrée pour simplifier la visualisation.

On voit bien donc que si l’on n’inclut pas les surdiagnostics (les 19 cancers non évolutifs qui forcément guérissent) on est loin de 9 “guéris” sur 10 (on est à 43/56 = 7,5 / 10). Mais en les incluant on s’en rapproche : 62/75 = 8/10.

Cela s’appelle le « surdiagnostic bias » très bien démontré par Gigerenzer (encore lui !)

MANIPULATION #7 Et les cancers de l’intervalle ?

La formulation pour le moins ambiguë du slogan laisse à croire que grâce au dépistage organisé on va trouver et guérir 9 cancers sur 10. Nous avons bien compris que c’était à la détection précoce que ce “résultat” était attribuable et pas au dépistage organisé mais la confusion existe. Avouez qu’à la première lecture du slogan c’est ce que vous aviez compris. L’impression donnée est que, si je participe au dépistage, j’ai 9 chances sur 10 de na pas mourir du cancer du sein et basta.

Or cela est faux : le dépistage ne détecte pas tous les cancers. Il y a ce que l’on appelle les cancers de l’intervalle, cancers à évolution souvent rapide et qui se manifestent entre deux dépistages. Pour 1000 femmes participant au dépistage organisé de 50 à 74 ans, 75 cancers seront détectés, mais 15 cancers apparaîtront entre deux dépistages. Ceux-là, le slogan n’en parle évidemment pas.

Une petite synthèse

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    Pour 1000 femmes participant au dépistage organisé du cancer du sein de 50 à 74 ans :
  • (13 + 43 + 19) = 75 auront un cancer détecté et 15, avec un cancer d’évolution rapide, ne seront pas détectées par le dépistage,
  • 19 femmes présenteront des cancers d’évolution très lente ou non évolutifs et seront traitées alors que ces cancers n’auraient jamais causé de maladie,
  • 43 femmes seront guéries par le traitement c’est-à-dire seront encore en vie au bout de 10 ans après la détection de leur cancer,
  • 13 décèderont.

Enfin, et cela ne figure pas sur le schéma, sur 1000 femmes ne participant pas au dépistage organisé, le nombre de décès par cancer du sein se situera entre 13 et 19.

Voilà, c’est plus long à expliquer comme ça. Mais ça ne dit pas la même chose que le slogan de l’INC.

PS du 10/10/15 : je n’ai pas traité le point « On considère qu’une femme sur 8 y sera confrontée dans sa vie » faute de pouvoir argumenter ce chiffre. A suivre …

Références
La Revue Prescrire, février 2015 / Tome 35 N° 376 p 115 (les chiffres en sont tirés)
Gerg Gigerenzer, Risk Savy, How to make Good Decisions, Penguin Books

Sites officiels
http://www.e-cancer.fr/Comprendre-prevenir-depister/Se-faire-depister/Depistage-du-cancer-du-sein

http://www.e-cancer.fr/Professionnels-de-sante/Depistage-et-detection-precoce/Depistage-du-cancer-du-sein/Les-reponses-a-vos-questions#toc-b-n-fices-risques-et-limites-du-programme-de-d-pistage-organis-

Voir aussi
Site d’info créé par des médecins généralistes : Cancer Rose
Docdu16 : Désorganiser le dépistage organisé
Formindep : Un dépistage inadapté au génie évolutif de la maladie, condamné à l’inefficacité.

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C’est avec cela qu’il vous faut prendre une décision Madame, et ce n’est pas facile !

(Billet mis à jour en octobre 2016)

Tous les ans, au mois d’octobre, le dépistage organisé du cancer du sein par mammographie est promu de manière intensive, avec des arguments chocs ne laissant aucune place au doute, à la réflexion. La réalité est moins claire et complexe à comprendre. J’avais, il y a quelques mois, découvert la problématique du dépistage organisé et de ses risques et réalisé un schéma permettant de l’éclairer. Récemment, la revue Prescrire (février 2015) a publié un article sur l’effet indésirable insidieux du dépistage, apportant une synthèse des études et des chiffres disponibles à ce moment.

J’en ai profité pour réaliser une nouvelle infographie (avec l’aide des membres du Forum des lecteurs Prescrire) afin de disposer d’un support qui permette d’expliquer le sujet à quelqu’un qui n’est pas médecin. En effet, la seule personne qui puisse décider de participer ou non au dépistage organisé est la femme à laquelle ce dépistage est proposé. Et c’est le rôle du médecin de lui expliquer sereinement les tenants et les aboutissants lui permettant de comprendre les enjeux, de l’aider à clarifier ce qui est important pour elle.

Nos autorités sanitaires et universitaires, dans une ambivalence formidable vantent à la fois les vertus de la décision partagée et celles du dépistage organisé. Le médecin doit donner à sa patiente les meilleurs éléments d’évidence disponible afin de l’aider à prendre sa décision mais toutes les femmes de plus de 50 ans doivent passer au dépistage organisé sans discuter. C’est pour leur bien !

Au moment de présenter les éléments de décision à une femme invitée au dépistage organisé, le médecin ne devrait pas prendre parti mais s’assurer qu’elle en comprend les enjeux, la balance bénéfice – risques, avec le plus d’impartialité possible, ce qui est difficile. D’autant plus que les chiffres ne sont pas gravés dans le marbre. Afin d’aider cette compréhension, je vous livre ce schéma.

Infographie-Depistage-K-Sein-Fevrier-2015

Explications

Considérons 1000 femmes de 50 à 74 ans qui participent au programme de dépistage organisé du cancer du sein  en France. Elles vont passer une mammographie tous les deux ans. Chaque femme passera ainsi 11 mammographies ce qui donne au total, pour 1000 femmes, la réalisation de 11.000 mammographies.

Sur ces 11.000 mammographies, 10.000 seront normales. Mais on détectera une anomalie 1000 fois. Chez certaines femmes on ne détectera aucune anomalie tout au long de ce dépistage et chez d’autres on détectera une anomalie à deux ou plusieurs reprises.

800 anomalies dépistées (80%) ne nécessitent ni ponction ni biopsie. Une ponction ou une biopsie ne sera réalisée que pour 200 (20%) des cas d’anomalies dépistées, ce qui permettra de détecter 75 cancers.

Parmi ces 75 cancers, et sans que l’on sache aujourd’hui les distinguer des autres, 19 n’auraient jamais entraîné de maladie. Ils seraient restés stables, auraient disparu spontanément ou connu un développement très limité et non perceptible. C’est le sur-diagnostic. Comme ces cancers sont maintenant détectés ils vont être soignés (ce qui parfois entraînera une ablation du sein) pour rien. On parle alors de sur-traitement.

Malgré l’amélioration des traitements, sur ces 75 cancers détectés, 13 vont entraîner le décès de la patiente et ce malgré le dépistage.

La rémission (en cancérologie on ne parle pas de guérison mais de rémission) sera obtenue pour 37 de ces 75 cancers.

Imaginons maintenant 1000 femmes qui ne participent pas au dépistage organisé, ne subissent ni mammographie systématique, ni biopsie car elle vont bien et ne présentent aucun symptôme de cancer du sein, aucun risque génétique. Un certain nombre d’entre-elles auront un cancer du sein qui sera découvert alors qu’il fait déjà parler de lui.

Comme pour celles qui se font dépister, parmi ces 1000 femmes 13 mourront du cancer du sein. Certaines études trouvent qu’il en mourra 6 de plus que parmi les femmes dépistées, d’autres études qu’il n’en mourra aucune de plus.

Autrement dit, pour 1000 femmes qui participent au programme de dépistage organisé du cancer du sein de 50 à 74 ans en France, on estime que cela va en sauver entre 0 et 6.

Épilogue

C’est avec cela qu’il vous faudra prendre une décision Madame. Lisez d’autres articles, discutez avec votre entourage, votre médecin et réfléchissez à ce dans quoi vous vous engagez. Ne pas participer au dépistage est une option tout aussi pertinente que d’y participer. Cela dépend de vous, de ce que vous souhaitez, de ce que vous craignez. Encore faut-il que vous puissiez comprendre les enjeux. J’espère en cela vous avoir aidée un peu mais je sais que ce choix n’est pas facile.

 

NOTES

Cette infographie et ces chiffres ne s’appliquent pas aux femmes à facteurs de risque élevés (voir ici les recommandations de la HAS) ni aux femmes présentant cliniquement des modifications de leur seins.

Source : La Revue Prescrire, Dépistage des cancers du sein par mammographie, troisième partie. Diagnostics par excès : effet indésirable insidieux du dépistage. n°376, février 2015, p 111-118

Pour plus d’info et moins de propagande voir aussi
Site d’info créé par des médecins généralistes : Cancer Rose
Docdu16 : Désorganiser le dépistage organisé
Formindep : Un dépistage inadapté au génie évolutif de la maladie, condamné à l’inefficacité.