Paul Glasziou est professeur d’Evidence Based Medicine (EBM) (1) à l’université de Bond (Australie) et préside l’International Society for Evidence-Based Health Care. Ses recherches se concentrent sur l’amélioration de l’impact clinique de la recherche. En tant que médecin généraliste, son travail s’est concentré sur l’applicabilité et la facilité d’utilisation des essais publiés et des revues systématiques.
Son billet de blog du 27 mars 2015 proposant 6 pistes d’action pour le futur de l’EBM m’a d’autant plus marqué que les points 1 à 4 correspondent à des interrogations récurrentes pour moi tandis que je poursuis ma ré-immersion dans la médecine générale. J’ai alors eu envie de partager sa vision et, avec l’accord de Paul Glasziou que je remercie, j’ai traduit son billet. Le voici.
Gordon Guyatt a inventé l’expression “Evidence-based Medicine” il y a 20 ans et cela a eu une influence globale remarquable. Mais l’EBM n’est pas un ensemble figé de concepts inscrits dans le marbre des années 90, c’est une discipline jeune et vivante. Le concept fondamental de l’EBM – utiliser les meilleures preuves tirées de la recherche disponible pour aider le soin clinique – n’a peut-être pas beaucoup changé mais ce que sont « les meilleures » et comment appliquer les concepts dans la pratique sont des notions qui continuent d’évoluer. La 3ème conférence de l’ISEHC à Taïwan en novembre 2014 a marqué une nouvelle étape dans l’évolution du soin de santé basé sur les preuves. Lors de l’ouverture de la séance plénière j’ai suggéré 6 domaines où l’attention future de l’EBM était nécessaire.
1. Ne pas sauter “l’étape 0” mais favoriser le doute, l’incertitude et l’honnêteté
Les étapes “traditionnelles” de l’EBM que nous enseignons aux étudiants sont : Demander, Acquérir, Evaluer et Appliquer. Pour autant, le Dr Ian Scott – médecin à Brisbane – a suggéré que l’étape la plus importante est celle les précède : reconnaître nos incertitudes. Sans cette “étape 0” nous ne pouvons pas démarrer les autres étapes. Les débutants posent souvent des questions détaillées et complexes. Mais avec l’expérience de l’incertitude nous posons des questions plus fondamentales à propos de nos tests et de nos traitements quotidiens et à propos des avis et des informations dont nous sommes submergés. Pourtant nous ne comprenons encore pas grand chose de cette étape : reconnaître nos incertitudes de base. A McMaster (2), Sackett manifestait fréquemment son désaccord avec des signes cliniques afin d’augmenter l’incertitude à propos de ce qui était “correct”. D’autres récompensent simplement les étudiants qui disent “je ne sais pas” au lieu de considérer l’ignorance comme la reconnaissance d’une erreur. Les deux approches sont excellentes mais, en comparaison avec les autres étapes de l’EBM, nous avons peu d’idées et pour ainsi dire aucune recherche sur comment mener au mieux “l’étape 0”. Nous devons faire beaucoup plus !
2. Se méfier du surdiagnotic : nos définitions sont aussi importantes que nos tests
Pendant l’essentiel du temps de la courte histoire de l’EBM nous avons tenu les définitions de diagnostic pour acquises, les utilisant comme point de départ pour étudier les pronostics et les traitements. Pourtant les définitions des maladies changent souvent au cours du temps : soit incidemment – au travers de progrès technologiques comme la tomodensitométrie spialée pour l’embolie pulmonaire – ou au travers de changements délibérés, comme l’abaissement des seuils diagnostics de maladies comme le diabète, l’hypertension ou l’ostéoporose.
Le « surdiagnostic » est resté au-dessous du radar de l’EBM mais s’est développé au point de devenir un des plus grand problèmes auxquels la médecine doive faire face. Par exemple, prenons le triplement de l’incidence du cancer de la thyroïde aux USA, en Australie et dans d’autres pays. Est-il du à des irradiations, à l’alimentation ? Probablement aucun des deux; il s’agit plus certainement d’une épidémie de diagnostic, pas d’une épidémie de cancer. La mortalité par cancer de la thyroïde n’a pas changé. Encore plus impressionnante est l’augmentation d’un facteur 15 du cancer de la thyroïde en Corée de Sud qui résulte de la facilité avec laquelle le programme de son dépistage s’est implanté. De manière moins dramatique, la plupart des cancers ont progressé substantiellement du fait d’un excès de détection plus que d’une véritable augmentation. De nombreuses autres maladies ont subit des changements de définition, la plupart avec des augmentations d’incidence. Une analyse récente des règles de bonne pratique a identifié 14 changements de définitions de maladies, parmi lesquelles 10 ont élargi le cadre et seulement une l’a réduit.
Le surdiagnostic crée des difficultés pour l’interprétation de nos preuves à propos du pronostic et du traitement des maladies car le spectre a changé, parfois radicalement. Quoi qu’il en soit, le surdiagnostic représente une telle menace pour la viabilité de la médecine qu’il constitue de plein droit un sujet digne de l’EBM.
3. C’est la décision du patient : pratiquer et enseigner la décision partagée avec l’EBM
L’EBM a toujours exprimé de la sympathie pour les idées de la prise de décision partagée (3). Par exemple, la définition du livre de Sackett est : “La médecine basée sur les preuves est l’intégration des meilleures preuves apportées par la recherche avec l’expertise clinique et les valeurs du patient”. Mais l’étape de la prise de décision partagée est l’objet de beaucoup moins d’attention dans nos livres d’EBM ou dans notre enseignement que les compétences de recherche ou l’évaluation critique. Nous devons être beaucoup plus explicites sur le “comment” et enseigner, comme partie intégrante des étapes de l’EBM, à la fois la prise de décision partagée générique (“discussion d’options” et “discussion de décision”) et l’utilisation des outils d’aide à la décision (4). Un petit pas est d’incorporer la décision partagée dans des tutoriaux sur l’évaluation critique. Par exemple, après avoir effectué une évaluation critique, je termine souvent en demandant aux étudiants de faire un jeu de rôle sur l’explication de sa signification : l’un joue le médecin, l’autre le patient; puis nous faisons un feed-back en utilisant les règles de Pendleton (5) – de la part du “médecin” puis du “patient” et ensuite de tous les autres; puis nous échangeons les rôles et recommençons. Un processus similaire pourrait être mis en œuvre pour la pratique de l’usage des outils d’aide à la décision. Prendre la décision partagée plus au sérieux n’est pas seulement une bonne chose en soi mais aiderait également à surmonter l’idée fausse mais courante que l’EBM est une discipline rigide qui n’est pas orientée patient.
4. Considérer les interventions non médicamenteuses aussi sérieusement que les médicaments
S’il y avait un médicament qui réduise les ré-hospitalisations des patients atteints de maladies respiratoires chroniques de 70%, ou qui abaisse le taux de mélanomes de 50%, ou qui permette d’éviter 50% des cas de malaria, ou encore qui prévienne 50% des accouchements par le siège, nous le réclamerions haut et fort. Mais, bien que souvent négligés, il existe des traitements non médicamenteux qui apportent ces bénéfices : l’exercice (“la rééducation pulmonaire”), l’écran solaire quotidien, des filets de lits imprégnés d’insecticide et la réversion céphalique par manœuvres externes (tourner le bébé au travers de la paroi abdominale de la mère). Nous les négligeons en partie parce qu’ils ne sont pas disponibles en un seul corpus équivalent à une pharmacopée. Pour éviter ce biais de disponibilité, ceux qui travaillent sur l’EBM doivent porter plus d’efforts vers les interventions non pharmaceutiques que vers les interventions pharmaceutiques afin de redresser le déséquilibre existant. Le Collège Royal Australien des Médecins Généralistes a bien piloté un Manuel des interventions non médicamenteuses mais un effort global est nécessaire afin d’étendre cela à d’autres disciplines et d’autres pays.
5. Créer des laboratoires de pratique clinique pour étudier la traduction et l’assimilation
Les cours d’EBM passent l’essentiel de leur temps sur la théorie et les compétences, mais très peu -voire pas du tout – sur la manière d’intégrer ces compétences au chevet du malade. Plus encore, la pratique clinique de l’EBM tend à ne pas être enregistrée, à rester au-delà de la vue publique et de la discussion, ce qui limite l’échange et l’évolution des méthodes. Nous devons mieux enregistrer, évaluer et enseigner les différentes manières de pratiquer l’EBM en pratique clinique. Dans une série d’interview au CBEM à Oxford (6), j’ai échangé avec une douzaine de praticiens leaders de l’EBM dans diverses disciplines cliniques. Ils avaient des manières très différentes d’appliquer l’EBM à l’oncologie pédiatrique, la médecine périnatale, la chirurgie, la médecine d’urgence et la médecine générale. Bien sûr il y a des différences nécessaires, mais nous apprenons et nous nous adaptons aussi en découvrant les manières de faire des autres. Nous devons considérer les méthodes favorisant une pratique efficiente et effective au chevet du malade aussi sérieusement que nous considérons les méthodes pour faire une revue systématique. Pour ce faire nous aurons besoin de “laboratoires” d’EBM où nous pourrons facilement observer, enregistrer et analyser le processus d’utilisation des preuves en pratique.
6. Investir à long terme dans l’automatisation des synthèses de preuves.
Le coût du séquencement génétique a baissé radicalement pendant la dernière décennie : plus de 50% par an. Cette baisse considérable ne doit rien à la chance mais à de gros investissements pour rendre le séquencement plus rapide, plus fiable et moins cher. Par contraste, les coûts de synthèse de preuves ont augmenté en même temps que nous avons accru la rigueur de ce processus. Ce coût inhibe l’usage et l’assimilation des preuves en pratique, en envahissant notre paysage informationnel de revue systématiques périmées. Nous devons accélérer dramatiquement le processus au travers de la standardisation, de la rationalisation et – plus essentiel encore – de l’automatisation de la plupart de la douzaine et quelques étapes nécessaires à une revue systématique ou autre synthèse des preuves. Atteindre cela prendra du temps et des ressources – peut-être réduire le temps de 50% par an – mais nous devons ignorer certains alligators d’examens spécifiques et commencer à vidanger le marais du processus (7). Sans cette automatisation, nous serons très en retard sur les examens et les mises à jour. Et cela signifiera que ces révisions seront perçues comme de moins en moins pertinentes pour la pratique.
Si c’était à refaire, j’aurais commencé là-dessus plus tôt. Mais comme un écologiste sage l’a dit un jour : le meilleur moment pour planter un arbre c’était il y a 50 ans, le deuxième meilleur moment c’est maintenant.
Toutes les notes sont du traducteur
(1) Je garde dans cette traduction l’acronyme EBM pour Evidence Based Medicine, acronyme plus familier que MBP de Médecine Basée sur les Preuves, traduction française pas très heureuse du concept original.
(2) McMaster : Premier lieu d’exercice et d’enseignement de Sackett
(3) Je traduis Share Decision Making par Prise de Décision Partagée
(4) Pour faciliter la prise de décision partagée il est important d’utiliser des aides ou outils permettant l’échange avec le patient, sa compréhension des options, sa réflexion sur la décision. Je traduis ici par Outils d’Aide à la Décision ce que Glasziou appelle Decision Aids et qui est appelé dans la littérature en général Patients Decision Aids.
(5) Règles de Pendleton :
- L’apprenant explique ce qu’il a bien fait.
- L’évaluateur explique ensuite ce que l’apprenant a bien fait.
- L’apprenant explique ce qu’il n’a pas trop bien fait et comment il pourrait l’améliorer
- L’évaluateur explique ce qui n’était pas trop bien et propose des possibilités d’amélioration
(6) Centre for Evidence Based Medicine
(7) Il est clair que quelque chose m’échappe dans la phrase originale : « But we need to ignore some of the specific review alligators and start draining the process swamp »