Premier Lundi avec Malina
Je reçois Malina qui “vient en urgence” me prévient le docteur H chez qui je débute un stage de médecine générale en autonomie surveillée. Comme c’est mon premier jour chez lui, le principe est que je reçoive seul certains patients mais que le Dr H me rejoigne en fin de consultation pour le débriefe, quand le patient est encore là. Nous ne sommes pas encore tout à fait au stade de l’autonomie différée dans laquelle le débriefe se fait en fin de journée, ce qui permet de rappeler les patients en cas de bêtise de ma part.
Cette jeune femme de 30 ans, exerçant une profession para médicale, me réclame un bilan sanguin complet car elle a eu “un malaise vagal sur son lieu de travail et a sûrement une anémie”.
Elle décrit une asthénie survenue depuis une semaine, démarrant l’après-midi, un peu après le repas, parfois avec un malaise semblable à celui qu’elle a eu au travail et au cours duquel sa tension serait tombée à 8 – sans suées ni tremblements. Elle insiste pour que l’on explore l’anémie dont on lui a parlé il y a quelques années et qui est sans doute à l’origine de ces malaises à moins que ce ne soit quelque chose de plus grave comme un “cancer généralisé par exemple”.
Elle avait à l’époque des règles très abondantes et malheureusement ne supportait pas le sulfate ferreux qu’on lui recommandait de prendre. Entre temps elle a eu un fils, maintenant âgé de 3 ans, dont elle parle en souriant et avec lequel “ça se passe très bien”. Ses règles sont normalisées. D’origine africaine, elle n’a jamais mangé de terre. Elle ne sait vraiment pas ce que c’est que cette anémie qu’il faut explorer. Elle ne comprend pas parce que le matin elle est en pleine forme, part à son travail avec entrain, dort bien et l’après midi elle est exténuée.
Je l’interroge sur une précédente consultation, il y a un mois, pour laquelle l’interne a noté syndrome dépressif alors qu’elle ne paraît pas dépressive ce jour-là (elle dit bien manger, bien dormir, se lever avec entrain, satisfaite de son métier…). Il s’agissait en fait d’un épisode d’inquiétude me dit-elle, son jeune frère de 25 ans ayant fait une fugue qui a affolé toute la famille dont elle-même ce qui l’a amenée à demander un somnifère pour quelques temps. Elle ne le prend plus et dit très bien dormir.
A l’examen clinique je retrouve une prise de poids (dont elle est plutôt contente avec 52 kg pour 1m70 alors qu’elle pesait à une époque 45kg) et une tension de 10/7 allongée et de 9/6 debout. Pour le reste rien de rien : pas de ganglions ni de thyroïde palpés, pas de foie ni de rate perceptibles, un abdomen souple, un examen cardio-vasculaire normal, aucun signe neurologique. Je n’examine pas spécifiquement les muscles lors de cette première consultation. La diurèse est normale et il n’y a pas de dysurie (elle évoquera au RV suivant une légère polyurie).
Je la rassure, elle n’a manifestement pas de cancer généralisé et, alors que je me lance sans orientation précise dans la prescription d’un bilan biologique de débrouilage, le Dr H nous rejoint.
Je lui résume la situation et il recommence, ce qui m’agace un peu, à lui poser les mêmes questions que moi. Enfin presque. Il la pousse a décrire de manière beaucoup plus précise ses malaises post-prandiaux. En moi-même je me dis quel con (moi, pas lui) je n’ai même pas creusé cela alors que le cadencement de ses malaises et de son asthénie semble de toute évidence une clé du diagnostic. Ils démarrent en moyenne une heure après les repas et la fatigue persiste tout l’après-midi. A midi elle mange (bien) à la cantine puis elle prend un peu de KitKat et un café avec 3 sucres. Et le matin? Là aussi café avec 3 sucres et du kitKat qu’elle affectionne particulièrement. L’hypothèse d’une hypoglycémie après les repas se fait jour et on ajoute une glycémie post-prandiale au bilan déjà imprimé.
Mais le Dr H continue de l’interroger.
- Qu’est ce qui s’est passé avec votre frère il y a un mois ? Il a fugué en laissant une lettre d’adieu. On l’a cherché dans toutes les forêts du département pendant plusieurs jours, on a fait plus de 200 km. En fait il était parti faire la bringue à Paris. Une vraie crise de post ado. Quel idiot, il a fait mal à ma mère en plus je lui en veux.
- Et comment est-ce que ça se passe le matin pour le petit déjeuner ? Malina se lève à 5h et prépare le repas pour son mari et son fils. Elle range, fait un peu de ménage, réveille l’enfant et le prépare.
- Mais le ménage vous en faîtes beaucoup lui demande le Dr H ? Ah oui, j’aime que ce soit propre alors quand je suis d’après midi, le matin je fais mes carreaux, je passe l’aspirateur. Je voulais même acheter l’aspirateur qui passe la nuit tout seul sans faire de bruit mais ça ne semble pas très fiable.
- Et votre mari il en pense quoi de ce ménage très soigneux ? Il trouve que j’en fait trop. Faut dire que je suis tout le contraire de ma mère. Elle c’est la bohème. Mais chez moi il faut que ce soit propre.
- Et qu’est ce que vous en pensez de tout ça ? Ben c’est un peu trop c’est sûr, mais dès que je vois une poussière par terre il faut que je la ramasse. Je ne supporte pas que tout ne soit pas nickel.
- Et vous ne pensez pas que tout cela puisse être lié à un genre d’angoisse de quelque chose ? Et vous Docteur ?
- Moi oui, j’ai l’impression que vous êtes angoissée par quelque chose que vous n’arrivez pas à exprimer. Ça vous dirait d’en parler à un psychiatre ou à un psychologue ? Pourquoi pas, c’est vrai que je suis tendue en ce moment. Oui c’est une bonne idée.
Dans la discussion nous apprenons également qu’elle a fait un déni de grossesse. Elle ne prend pas de contraception (uniquement des préservatifs avec son ami).
A la fin de cette longue consultation, Malina nous quitte avec une ordonnance pour son bilan de débrouillage et une lettre pour un RV avec le psychologue pratiquant la psychothérapie cognitivo comportementale qu’il lui sied de rencontrer et d’essayer et un arrêt de travail de quelques jours. L’orientation organique de ses épisodes récents de malaises et d’asthénie de l’après-midi le dispute à l’orientation psychologique. Et moi je suis un peu penaud de ne pas avoir su creuser aussi loin par moi-même, de n’avoir su ni approfondir la séquence des malaises et leur allure hypoglycémique ni ouvrir la porte de sa vie intérieure, alerté que j’aurais du être par l’épisode de la fugue du frère (pourquoi a-t-elle finalement consulté pour cela le mois dernier ?), la notion de déni de grossesse, les remarques hypochondriaques et l’insaisissable malaise qui régnait dans cet échange, une sensation d’être trimballé, que je ressentais mais ne savais pas utiliser pour rebondir.
En débriefe je comprend, qu’en partie, les alertes que j’ai ressenties sont celles qui ont fait avancer le Dr H. Parce qu’il n’était pas satisfait de l’avancée en aveugle, parce que la seule hypothèse d’hypoglycémie post-prandiale ne suffisait pas à lui donner satisfaction, parce que quelque chose continuait à clocher, sans forcer, pour l’essentiel en écoutant, relançant, stimulant, le Dr H avait fait avancer d’un grand pas la compréhension de la situation.
A suivre :
Second lundi avec Malina