Comédie dramatique

Je visite Marcelle à domicile depuis 6 mois environ. Octogénaire, artéritique, insuffisante coronarienne avec rétrécissement aortique, insuffisante cardiaque de ce fait, insuffisante rénale, percluse d’arthrose, Marcelle ne sort plus de chez elle et je l’entend souffler comme une locomotive chaque fois qu’elle vient m’ouvrir. Je suis appelé pour une rougeur douloureuse sur la jambe. Elle vint de rentrer d’une assez longue hospitalisation en cardiologie – je l’y avais adressée pour des douleurs d’allure coronarienne assez inquiétantes – et va plutôt bien, contente d’être rentrée chez elle. Je ne lui porte pas plus d’attention que ça quand elle me dit qu’elle trouve bizarre de pisser moins alors qu’elle prend deux fois plus de lasilix qu’avant (elle n’est pas encore passée aux DCI), diagnostique un début d’infection cutanée (erisypèle) et lui prescrit une pommade antibiotique, lui demandant de me rappeler si cela ne s’arrange pas où si elle se met à avoir de la fièvre.

C’est l’infirmière qui me rappelle une semaine plus tard : Marcelle a pris près de 5 kg par rapport à la dernière pesée et lui semble plus essoufflée que d’habitude – si cela est possible. Je viens la voir bien décidé à la faire ré-hospitaliser si nécessaire. Comme d’habitude je l’entend souffler derrière la porte. Comme d’habitude, une fois rassise sur son lit sa respiration s’apaise. Son infection cutanée est guérie, nous papotons, je l’ausculte, elle a des crépitants aux bases comme souvent, pas d’œdème des membres inférieurs – mais on est le matin et « je dors avec les jambes surélevées docteur ». sEs paramètres tension et pouls sont dans les eaux habituelles. Dans le carnet de liaison, je vois que l’infirmière lui a donné du racécadotril (elle est passée aux DCI elle). « Vous avez la diarrhée ? » « Oh oui depuis que je suis rentré de l’hôpital, j’ai la diarrhée, c’est pénible. Et puis j’ai tout le temps envie de dormir, vous croyez que c’est quoi docteur ? » Me revient l’histoire de la diurèse. « Et au fait vous pissez normalement maintenant ? » Oh non, je pisse moins qu’avant, je ne comprend pas avec les deux Lasilix (sic) je devrais pisser plus ! »

Je me lance alors dans une conjecture qu’il serait difficile de QCMiser aux ECN : Marcelle semble manifestement décompenser son insuffisance cardiaque or elle vient de passer 4 semaines en cardiologie dans un grand service parisien. Logiquement elle doit aller bien (ou en tous cas pas plus mal au plan cardiologique). Si elle ne va pas bien c’est qu’il s’est passé quelque chose entretemps. Comme il ne s’est rien passé depuis sa sortie je n’ai pas d’autre idée que de voir ce qu’elle prend comme médicaments – ça a un peu changé et, bien que je l’ai regardée la semaine passée, je reprend l’ordonnance de sortie. Rien que de très normal pour son état mais une nouveauté sur laquelle je n’avais pas percuté : du Lyrica 100, 2 par jour (apparemment à l’hôpital ils ne sont pas encore passé aux DCI). « C’est nouveau le Lyrica là, ça vous fait du bien ? » « Ah oui j’ai beaucoup moins mal aux jambes. »

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J’ignore quasi tout des effets indésirables du Lyrica mais j’ai une base de médicaments dans mon smartphone. Plus efficace que ma mémoire. Et là que vois-je, parmi les (incroyablement nombreux) effets indésirables possibles :

  • très fréquent : somnolences
  • fréquent : prise de poids (mais la prise de poids rapide plutôt due potentiellement au suivant)
  • peu fréquent : insuffisance cardiaque congestive
  • rare : oligurie, insuffisance rénale

Surtout je lis dans Précautions d’emploi que « la prégabaline doit être utilisée avec précaution chez les personnes insuffisantes cardiaques » et dans Posologie que « la dose doit être adaptée à la clairance de la créatinine ». Ma religion est faite : il faut en tous cas arrêter ce médicament et voir ce qui se passe et si rien ne se passe il faudra l’hospitaliser. Je me donne 48/72H.

Je me plonge alors dans le pilulier, ou plutôt dans la corbeille de médicaments afin d’identifier la prégabaline pour la retrouver dans le pilulier et la retirer tout de suite. Horreur ! la boite de Lyrica est une boite de gélules de 200mg.Et ce sont bien ces gélules de 200 mg qui se trouvent dans le pilulier. Marcelle prend donc 400mg par jour, le double de la dose prescrite. Je tiens le bon bout. J’extirpe alors les grosses gélules du pilulier (avec difficulté d’ailleurs, je me demande toujours comment font les personnes âgées aux doigts mal agiles) et les jette à la poubelle. Coup de chance elle a oublié de prendre ses médicaments hier soir (somnolent elle s’est endormie plus tôt) et ne les a pas encore pris ce matin, je suis venu à l’aube. Un tour de gagné. Petit mot dans le cahier de liaison pour signaler l’erreur de dispensation. Explications à Marcelle qui ne rechigne pas alors qu’elle sait bien que du coup ses douleurs vont revenir… Mais on verra ça dans deux ou trois jours, je sais qu’elle a des réserves de tramadol !

Trois jours plus tard j’appelle 

– Allo bonjour c’est le docteur Blanc
– Oui bonjour (une voix qui n’est pas celle de Marcelle)
– J’appelais pour prendre des nouvelles de Marcelle, je suis son médecin traitant
– Je suis sa fille, Maman est morte ce matin.

Epilogue

Comme vous pouvez l’imaginer je me sens assez mal depuis ce coup de fil et je me pose beaucoup de questions :

  • Aurais-je du l’hospitaliser et ne pas me contenter de stopper le traitement ? Et si oui est-ce que cela aurait changé les choses ?
  • Aurais-je du au moins lui faire prélever de suite un bilan sanguin, vérifier l’ionogramme, la NFS, le BNP et ne pas attendre 2 à 3 jours pour observer l’évolution ?
  • Aurais-je du rappeler le lendemain de ma visite comme j’avais prévu de le faire alors que, débordé je l’ai remis d’un jour ?
  • Une semaine plus tôt, j’ai regardé son ordonnance. Je n’ai pas percuté sur le Lyrica. Si j’avais bien connu les risques cardiaques de cette molécule sans doute aurais-je été alerté plus tôt ? Mais comme l’ordonnance avait été écrite par des cardiologues du CHU, je n’ai pas ressenti le besoin de vérifier (elle était par ailleurs assez cohérente cette ordonnance).
  • Une semaine plus tôt je n’ai pas non plus tiqué sur la baisse de diurèse. D’une visite à l’autre il y avait toujours des plaintes fonctionnelles nouvelles avec Marcelle, un genre de filtre avait fini par se mettre en place et je me concentrais sur les paramètres vitaux.
  • Comment se fait-il que la dose double de prégabaline ait été dispensée à la fois par le pharmacien et par l’infirmière ?
  • Comment se fait-il que les cardiologues qui connaissaient parfaitement son cas lui aient prescrit cette molécule ?
  • De quoi est-elle morte au fond ?

J’ai longuement hésité à publier ce texte dont la première partie a été écrite avant le décès de Marcelle. Je le fais en pensant qu’il permettra peut-être à d’autres drames de ne pas se produire.

26 réflexions au sujet de « Comédie dramatique »

  1. Très beau billet. Je pense qu’on est souvent inconsciemment influencés par
    les décisions dès grands spécialistes …
    Je ne pense pas que j’aurais fait très différemment de toi..
    J’ai appris il y a peu les effets secondaires du lyrica à savoir la prise de poids et urinaires lors d’une formation douleur.

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  2. Les sorties d’hôpital sont souvent plus compliquées à gérer, la communication fait souvent défaut, et on ne se méfie jamais assez des prescriptions faites en dernière minute (souvent des antalgiques), dont on pense que les effets sont évalués alors qu’il ne le sont pas, et des prescriptions « de mode » sur lesquelles on a peu de recul.
    En ce moment, bon nombre de patients sont mis sous prégabaline pour des douleurs d’origine diverses et variées, alors que des alternatives plus sécures existent, mais c’est dans l’air du temps (ou celui du laboratoire qui tente d’imposer une nouvelle indication malgré les molécules concurrentes bien mieux évaluées).
    Il y a quelques années, les patients sortaient tous du centre hospitalier voisin avec des prescriptions d’ACUPAN, dont il fallait gérer les contraintes de prise et les effets secondaires à la sortie.
    Ca a cessé au bout de quelques mois… Maintenant, c’est la prégabaline…

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    • Je ne regarderai plus les ordonnances de sortie de la même manière ça c’est clair. Merci pour tes explications. Drôle de métier où il faut vérifier ce qu’on fait des équipes de spécialistes .

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  3. Cette situation soulève de nombreuses questions que tu détailles d’ailleurs. Ta dernière question est de savoir de quoi elle est morte. Ne pourrait on supposer que c’est de son âge. Bien sur c’est réconfortant, bien sur c’est déculpabilisant, mais c’est surtout une hypothèse logique pour une dame de 80 ans avec une insuffisance cardiaque dont l’âge de la patiente, la nature ( ischémique et valvulaire) en font des critères de gravité. L’hospitalisation récente est aussi un critère de gravité. Bien sur ce sont des mots face aux émotions qui se résument en une question: « suis je responsable de cette mort? » Comme toi cette question me hante parfois, dans ces situations je relis JADDO et ce fabuleux texte Cer ti tude ici http://www.jaddo.fr/2008/page/5/ ça m’aide je te le conseille

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    • Merci pour le lien, beau et juste ce texte. Je me responsable, peut-être pas à 100% mais cette patiente avait mis sa confiance en moi. Pas sûr qu’on pouvait la sauver, mais ça n’empêche pas, même si elle est morte exactement comme elle le souhaitait, d’un coup.

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  4. Bonjour, j’ai juste envie de dire : n’est elle pas morte parce qu’elle avait 80 ans, et que bon sang il y a bien un moment où on a le droit de mourir non ?! Tout ce passe dans ce monde comme s’il fallait durer indéfiniment… C’était quoi sa vie ? Du mal à bouger, à respirer, des souffrances, de la dépendance… Moi une vie comme ça je n’en veux pas… Vous avez fait votre job. Bien. Il faut aussi laisser partir les gens quand c’est le moment. L’hospitaliser l’aurait prolongée de ??? et pour quel confort psychologique de vie ???

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    • Je pense qu’il n’y avait qu’elle pour répondre à ces questions. Elle souffrait mais n’était pas malheureuse, parlait de la mort mais ne parlait pas du désir de mourir. Le problème n’est pas prolonger ou non une existence qu’on jugerait peu enviable.

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  5. C’est tellement ça la vie de MG.Ils sont vieux et tout mal fichus de partout et un jour pfuitt ils s’en vont et on se demande si on aurait pas pu les retenir encore un petit peu .Trop de médicaments ? Pas assez de vigilance ? On n’en sait rien. On sait juste que l’hôpital se berce d’illusion et en fait souvent trop ( et inutile du coup) et que les y renvoyer est cruel.

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  6. Message très intéressant.
    Personnellement je ne connaissais pas tous ces petits effets secondaires du lyrica. Un bon rappel sur la vigilance nécessaire quant à la iatrogène, quelque soit l’auteur de l’ordonnance ou son ancienneté.
    À la lecture de cette histoire, je me dis que tu as permis à cette femme de finir sa vie à domicile (ce qu’elle semblait souhaiter) dans de bonnes conditions (état cardiologue respi satisfaisant lors de ta visite, lutte contre effet secondaire du lyrica, et en te rendant disponible pour elle)
    Encore merci pour ce billet.

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  7. Toute ma compassion le décès d’une patiente est toujours une épreuve.
    Je n’aime pas les jeux de rôle : je ne sais pas ce que j’aurais fait. En situation s’entend. En théorie j’aurais été plus agressif, sans doute.
    Les IC âgées, d’après les études, font des A/R avec l’hôpital et meurent.
    Le point important : Ne fait pas chier avec la novmédecine généricante : chez les personnes âgées, toujours le même médicament, toujours la même forme, ne jamais changer… princeps ou pas. On le voit ici, même l’infirmière se trompe.
    Autre chose : les cardiologues du chu, ça n’existe pas. Y a un mec, on sait pas qui, qui a dit aux cardiologues que le lyrica, ça peut pas lui faire de mal… et qui ne connaissait pas l’ordonnance de la patiente.
    Ta patiente est morte d’IC sans doute, c’était son lot, favorisée peut-être par le lyrica, saloperie sans intérêt, ou peut-être par une hospitalisation de trop…
    Amitiés.

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  8. Bonjour,
    les questions soulevées en fin de billet sont toutes intéressante…. pour la suite! Bien entendu, Marcelle avait 80 ans et plein de facteurs de risques qui font que son décès est « normal » (et que l’équipe médicale et sociale qui s’occupe d’elle l’a surement déjà retardé beaucoup…..). mais il est intéressant de se reposer des questions, de considérer sa mort comme un « accident évitable » et de trouver les réponses à tes questions pour la prochaine fois. La difficulté vient du fait que tes réponses, dans ton environnement, ne sont pas forcément les mêmes que les miennes dans mon environnement. Ce qui est certain, c’est que tes questions sont les bonnes questions…. et qu’il faut continuer à tracer ton sillon de cette façon. Si tu fais parti d’un groupe de pair, c’est surement un excellent cas à discuter. Tu es un bon médecin, drjbblanc, cela ne fait aucun doute, et tu essayes de devenir meilleur, c’est çà qui compte. Cerise sur le gâteau, en écrivant ce texte, tu nous aides tous un peu aussi. merci

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    • Merci de tes remarques positives et encourageantes. Je suis touché. Je ne fais pas encore partie d’un groupe de pairs, mais c’est dans les projets. Je me disais en écrivant ce billet que si j’en faisais partie ce serait un « cas » à y emporter.

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  9. Salut Dr Blanc,
    Triste situation avec une saine remise en question. Et il n’est pas aisé de trouver le courage d’écrire et partager cela mais je pense que c’est très utile. Tu te questionnes exclusivement sur ce que tu as fait ou pas fait. De mon regard extérieur, je me décalerais un peu en posant cette question : et si on améliorait la communication entre médecine hospitalière et médecine ambulatoire ?
    Enfin, ça me donne l’occasion de sortir un ancien billet du tiroir avec une situation qui me hante encore : http://sylvainfevre.blogspot.fr/2014/01/ten-years-later.html
    On semble être un certain nombre à se remettre en question et heureusement.

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  10. Tiquer, percuter, flairer, etc. la vigilance optimale est difficile à ternir. Récemment j’ai fait un (petit) cours de prévention cardiaque. « Quand c’est l’heure, c’est l’heure » : avis (résumé) de Xavier Jouven sur les morts subites non récupérées et qui s’annoncent sans que quiconque « percute » (en premier le patient pour l’occasion).
    On apprend plus de ses échecs que de ses succès. Il faut donc les encaisser et les transmuter. Seul l’imbécile ne tire aucun bénéfice de ses expériences. Ce n’est pas votre cas.
    D’ailleurs combien de temps vos bons soins lui ont-ils donné de rab en ce bas monde ? Cette question-là vous l’êtes-vous posée ?

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